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Les textes ci-dessous sont parus sur
le site Parutions.com.
(Alexis ou le Traité du Vain
Combat, Marguerite Yourcenar. Gallimard, collection Ecoutez
lire)
Finir par être soi
Il est des livres dont la lecture à voix haute révèle plus que
l’autre, silencieuse, l’âme et le sublime. Alexis ou le
Traité du Vain Combat est de ceux-là. D’abord, sans doute,
parce que ce texte, un des tout premiers qu’écrivit une
Marguerite Yourcenar à peine âgée de 26 ans, est une longue
lettre et, «comme tout récit écrit à la première personne, […]
le portrait d’une voix» (Yourcenar elle-même dans sa préface de
1963). Ensuite, parce que ces pages sont si belles que les
entendre, dans la progression sereine d’une lecture, sans
risquer d’en omettre le moindre mot, par un caprice de l’œil ou
un défaut de notre vigilance, est la promesse de les apprécier
vraiment.
Dans cette longue confession à sa femme, Alexis explique
pourquoi il doit partir. Cet homosexuel qui se reconnaît enfin
remonte en son histoire jusqu’à l’enfance pour y trouver les
«premiers frémissements» de son être véritable. À la fois
intimiste et distancié, pudique et sans retenue, le texte de
Yourcenar est d’une sensibilité qui n’a d’égale que son
intelligence, sa subtilité («Il ne se passa rien ou du moins,
rien ne m’arriva.»).
Alexis ou le Traité du Vain Combat, 75 ans après son
écriture, est incroyablement moderne, preuve que l’écrivain a
touché au cœur de l’être, à sa fibre la plus vitale, celle de
l’apprivoisement de soi. Jamais Alexis ne parle d’«
homosexualité ». Yourcenar n’aimait pas ce mot et ce qu’il
évoquait. «Comment un terme scientifique pourrait-il expliquer
une vie ?», demande son héros. Toute la difficulté à se
reconnaître, toute la souffrance parfois, de l’homosexuel est
là, et l’était bien sûr au début du siècle dernier davantage
encore.
C’est la voix de Didier Sandre qui donne vie à Alexis dans
ce triple CD (environ deux heures). Et il « l’incarne » de
belle manière. De temps à autre, quelques notes de violon et de
piano ponctuent la lecture, respirations toujours bien
choisies. Un beau moment assurément, en complément du texte
imprimé (disponible en Folio), dans lequel il est toujours si
profitable de se replonger parfois. •
(Le Coeur de l'ogre, Isabelle
Sorente, Lattès)
L'appétit de vivre
Le troisième roman d’Isabelle Sorente n’en est pas un.
Récit, essai, théâtre… Les genres se mêlent au fil de ces pages
inspirées, étonnantes. La liberté, le mal, le désir : Sorente
tente une expérience «d’incarnation de la pensée».
Petite fille, Isabelle est déjà affamée de savoir et n’a de
cesse de s’étonner de la force du monde. Les chiffres infinis
l’ensorcellent (sa première nuit blanche, elle la passera à
tenter d’assécher la réserve pourtant inépuisable des nombres),
tout autant que les mains puissantes des hommes, en quoi elle
croit reconnaître la vigueur d’un Barbe-Bleue qui la fascine.
Puisqu’il n’y a pas de rencontres fortuites, mais seulement des
inspirations déguisées en hasards, Isabelle ouvre un jour le
livre de Georges Bataille, Le Procès de Gilles de Rais.
Le livre la bouleverse. Ainsi Barbe-Bleue a bel et bien existé.
Ou du moins a-t-on rapproché la figure du conte de Perrault et
celle du personnage historique, vaillant guerrier, compagnon de
Jeanne d’Arc, maréchal de France, seigneur de toute une région
et… monstrueux violeur et assassin de dizaines de jeunes
garçons. « Devant les crimes de Gilles de Rais, nous avons le
sentiment, fût-il trompeur, d'un sommet », écrit Bataille.
Comment, moralement, envisager le crime comme un « sommet » ?
Bataille, qui a aussi écrit, ailleurs, que Dieu est «
l’innocence du mal », au-delà du mal.
Le mal, la liberté, l’appétit de vie qu’est le désir sous
toutes ses formes, la foi, qui n’est peut-être qu’un de ses
avatars : voilà les thèmes qui nourrissent Le Cœur de
l’ogre. L’ogre, bien sûr, c’est Gilles de Rais, leitmotiv
du livre d’Isabelle Sorente. L’auteur tantôt le met en scène,
tantôt se met en scène à travers lui, ou en fait le point de
fuite de ses réflexions. Mais l’ogre, à bien y réfléchir, est
en nous à chaque fois que l’appétit vital est là. Et il peut
éveiller en nous le pire comme le meilleur. Si Gilles de Rais,
cette force de la nature, intoxiqué de liberté dès le plus
jeune âge, est allé jusqu’à commettre de telles horreurs, en
quoi, pourquoi serions-nous à l’abri ? «Monomane, Gilles de
Rais partage en cela le sort des ogres contemporains traqués
par les programmes de marketing, ciblés dans leurs manies et
leurs désirs, nourris et gavés d’images appétitives. L’ogre
moderne […], qu’il soit obèse, goinfre d’hypnose télévisée, de
séries, de vidéos, client cyclothymique de bordel, avide
d’antidépresseurs, gavé d’alcool, de coke, de shit, workaholic,
pornoholic, pédophile voulant se divertir, harceleur moral,
hooligan… Il n’y a pas plus cruel qu’un ogre monomaniaque.»
Les allers-retours que l’auteur ne cesse de faire entre le
paysage actuel et l’horizon de Gilles de Rais au XVème siècle
ne sont pas la moindre des forces de ce livre. Face à la
vigueur de certaines pulsions, à la violence de certains
comportements, quelle attitude adopter ? Individuellement,
socialement ? Avons-nous seulement les yeux assez ouverts pour
voir l’horreur et la beauté dans ce qui nous entoure ? Pour
Isabelle Sorente, la réponse passe par le fait de «tuer la
pensée raisonnable». Se défaire du « je » qui est «une glu»
pour retrouver le sens du mouvement. Aller à la rencontre du
mal en soi et le reconnaître, l’aimer peut-être, c’est la seule
manière d’espérer le dépasser : «la conscience se révèle dans
l’audace». Apologie de la métamorphose. Éloge du devenir.
Isabelle Sorente prêche pour un nouveau catéchisme où
Saint-Augustin et Ovide, mais aussi Heisenberg et son principe
d’incertitude, porteraient la parole dynamique. Aime et fais ce
que tu veux, aime et transforme-toi, aime et respire la vie, et
le monde qui t’a précédé et que tu portes en toi.
Ovni littéraire, Le Cœur de l’ogre est naturellement
protéiforme : récit, journal, homélie, essai, théâtre… Tous ces
genres, tous ces styles se mêlent et le lecteur se promène dans
l’univers très riche, très éclectique de l’auteur. Aucun
narcissisme pourtant, aucune leçon de morale de sa part non
plus. Juste une parole dense et parfois crue, que l’on sent
toujours sincère. Une pensée mise en corps qui semble nous
demander, comme le petit Étienne sur son tricycle lancé à fond
entre les jambes des adultes : «et toi et toi, qu’as-tu fait de
ton enthousiasme ?»
Le titre de ce livre peut se comprendre de deux manières :
le « cœur de l’ogre » en tant que plongée abyssale vers
l’origine du monstre, du monstrueux, de même qu’on irait
chercher le cœur d’un problème, le nœud d’un drame ; c’est la
manière pessimiste. L’autre, plus conforme sans doute à
l’esprit d’Isabelle Sorente, nous dit que le « cœur de l’ogre »
est la puissance de l’élan vital à retrouver, à réhabiliter,
dégagée des ornières de la « pensée raisonnable ». Gilles,
seigneur de Tiffauges, maître de la maison de Rais, raïs
monstrueux, a pleuré devant ses juges et devant Dieu. Que nous
n’ayons pas à pleurer, au dernier jour, nos regrets d’avoir été
«vivants mais vierges de vie» ou nos remords d’avoir nourri au
mauvais grain les appétits de l’ogre qui est en nous. •
(Fée et tendres automates,
Leclercq & Téhy, éditions Vents d'Ouest)
Sombres hommes
Le troisième et dernier tome de Fée et tendres
automates nous arrive enfin, près de sept ans après la
première livraison de ce conte baroque, magnifiquement écrit et
mis en scène.
C'est l'éternelle histoire de l'ombre contre la lumière. A
Carlotta, l'Ancien Monde se meurt, déchiré par les guerillas
révolutionnaires. La folie a conduit les hommes à la famine et
à la rage destructrice. Un seul d'entre eux semble s'accrocher
à un rêve : Mister Sir Crumpett's cherche "l'œil-fée",
l'enchantement dans le regard de ses créatures. Le vieil homme
a passé son existence à fabriquer des automates, persuadé qu'il
va finir par réussir à donner vie à un être aussi merveilleux
que ceux dont il a vu l'image dans de vieux livres de contes.
Jam est l'un d'eux, peut-être le millième, encore un brouillon.
La première parole qu'il entend est qu'il est inutile, la
première vision du dehors est une ville en feu : "Tu as
devant toi les hommes, petit Jam, la race la plus suicidaire
qui soit."
Entre la torpeur qui l'habite et la violence du monde
extérieur, Jam passe ses journées à flâner dans les couloirs de
la forteresse-cathédrale où vivent les pantins et leur
démiurge. C'est au hasard de ses errances qu'il découvre une
fée-automate, d'une beauté étonnante, mais laissée à l'abandon
par Mister Sir Crumpett's. Jam en est sûr, c'est elle qui a
l'œil-fée : il faut absolument que son créateur achève son
œuvre. Mais il est trop tard ; en quête de nourriture, les
hommes pénètrent dans cet univers jusque-là préservé et y
sèment la mort. Crumpett's parvient in extremis à sauver Jam et
la fée en les plaçant dans des containers de congélation.
Plus de cent ans après, Jam se réveille dans un monde en
plein chaos, sous le règne de l'Empereur Miyaké, troisième du
nom. Il découvre que sa fée est exposée dans un musée, après
avoir été, pendant des années, la plus courtisée des
automates-prostituées sous l'Ere des Plaisirs qui vient de
s'achever. Jam n'a plus qu'une idée en tête : la retrouver.
Mais l'Empereur Wolfgang Miyaké est rongé par un étrange venin.
Sa mort approche, et celle de Carlotta aussi : "Tout
exploser, tout détruire, partir dans un fracas de feu…"
Avant la grande nuit, Wolfgang Miyaké veut se perdre dans les
bras de la "plus belle des fées". Qui parviendra le premier
jusqu'à elle : Jam, prince de la lumière, ou Miyaké, empereur
de l'ombre ?
Une écriture délicate, des dessins et des couleurs superbes,
une construction complexe mais maîtrisée font de ce tryptique
une très belle œuvre, d'une grande poésie. Frank Leclercq et
Téhy (également scénariste) ont pris le relais de Béatrice
Tillier pour le dessin de ce troisième tome, presque sans
couture : les plans sont toujours aussi travaillés, les décors
soignés. Le sentiment d'un dessin plus anguleux vient sans
doute en grande partie de la mise en couleur de ce tome, moins
"impressionniste" que les précédents (et à ce titre, plus
banale). Le scénario parvient, jusqu'au bout, à maintenir un
subtil équilibre entre la violence d'un souffle épique et la
douceur d'un conte onirique. Il faut dire que si Fée et
tendres automates est remarquable d'originalité, l'histoire
se nourrit de thèmes "éternels" : la recherche de la pureté
originelle, le combat du bien et du mal, la décadence sexuelle
contre l'amour idéal, le rêve et le repli sur soi comme fuite
de la réalité. Le monde des automates opposé à celui des hommes
renvoie bien sûr à l'enfance et aux désillusions du passage à
l'âge adulte.
Mais puiser dans des thèmes classiques ne suffit pas à faire
une belle œuvre : il faut une appropriation, la personnalité
d'un regard, le talent d'une mise en scène. C'est le cas ici.
Une BD à découvrir absolument. •
(L'Ignorance, Milan Kundera,
Gallimard)
Désillusion et nostalgie
Irena, l’émigrée tchèque, a-t-elle le droit de ne pas
courir au chevet de son pays convalescent quand le Mur tombe ?
Une adolescente a-t-elle le droit de gâcher son existence parce
qu’elle vit un amour malheureux ? Ces deux questions
resteraient a priori sans rapport, n’était l’art de Kundera..
Irena et Josef, les deux personnages principaux du récit,
ont quitté leur Tchécoslovaquie natale vingt ans plus tôt, au
moment où il le fallait. Ils se sont reconstruits une vie,
l’une à Paris, l’autre au Danemark. Par hasard, un jour, ils
réservent une place dans le même avion qui les ramène à Prague.
Irena reconnaît immédiatement le jeune homme qu’elle n’a pas eu
le temps d’aimer, un soir, bien des années plus tôt. Josef
n’ose pas lui avouer qu’il parle quant à lui à une parfaite
inconnue. Josef est veuf, Irena vit avec Gustaf, rencontré
longtemps après la mort précoce de son époux, Martin. Bien sûr,
dans ce roman, il y a l’exil. Mais l’exil de ces deux-là n’est
pas qu’une affaire d’histoire et de géographie. Ce sont d’abord
les figures d’un exil intérieur qu’ils nous renvoient :
l’absence à soi-même.
L’Ignorance disserte en douceur sur l’identité, le
temps, la mémoire, le retour. Les repères qui font une vie
émergent forcément de la matière sédimentée du passé. L’agent
de cette sédimentation est la mémoire. Or «la mémoire, pour
qu’elle puisse bien fonctionner, a besoin d’un entraînement
incessant : si les souvenirs ne sont pas évoqués, […] ils s’en
vont.» De là, plusieurs attitudes sont possibles. Josef a
choisi de vivre le temps présent, pour se protéger du passé :
«[…] à l’étranger, Josef est tombé amoureux et l’amour, c’est
l’exaltation du temps présent. Son attachement au présent a
chassé les souvenirs, l’a protégé contre leurs interventions ;
sa mémoire n’est pas devenue moins malveillante mais, négligée,
tenue à l’écart, elle a perdu son pouvoir sur lui.» Ainsi quand
Josef retrouve son journal d’adolescent, et qu’il ne reconnaît
pas le «morveux» qui l’a tenu, que peut-il faire, sinon
déchirer ces pages ? Irena, elle, est poursuivie par ses vieux
rêves, attachée aux images du passé. Entre ces deux êtres, la
rencontre n’est pas équilibrée et son issue, forcément
malheureuse.
Quant aux retrouvailles avec le pays natal, elles s’avèrent
douloureuses. Josef et Irena n’ont plus en commun avec leurs
anciens amis, et même leur famille, qu’un passé antérieur,
celui d’avant la vie qu’ils se sont construits ailleurs. Autant
dire qu’ils n’ont plus en commun que ce qu’ils ne sont plus.
Bilan ? La solitude. Suffit-il pourtant d’avoir un passé, de
pouvoir le partager, pour échapper à la solitude ? L’histoire
de Milada nous dit que non. Milada, ancienne collègue de
Martin, trait d’union improbable entre Josef et Irena. La seule
qui comprenne la difficulté du retour d’Irena est aussi celle
qui a voulu mourir, adolescente, parce qu’un garçon ne l’aimait
pas. Si elle n’est pas morte, elle n’en a pas réchappé indemne,
ni physiquement, ni psychologiquement. Le garçon, évidemment,
c’était Josef. Evidemment encore, il ne l’a jamais su. Milada a
un passé, elle n’est pas partie de son pays. Son exil est
ailleurs.
Construit à la manière d’un kaléidoscope, émaillé de longues
digressions de l’auteur, L’Ignorance est un roman
empreint de désillusion. Kundera y décline les visages de la
nostalgie. Son «paradoxe» est qu’«elle est plus puissante dans
la première jeunesse quand le volume de la vie passée est tout
à fait insignifiant.» C’est pourtant à cet âge-là, celui de
«l’ignorance», que l’on fait les premiers choix, souvent
irrémédiables. La figure d’Ulysse, le «plus grand nostalgique»
de tous les temps, revient en toile de fond tout au long du
roman. Et l’écrivain de se demander si, aujourd’hui, son
Odyssée serait concevable. Dans un monde qui change si vite, le
Grand Retour ne rime plus à rien.
Notre propre passé est notre seule certitude, et encore, une
certitude bien personnelle, puisque ceux qui nous entourent
n’en ont pas forcément la même lecture que nous. Amer constat
de L’Ignorance, un livre doucement triste, roman de tous
les apatrides. •
(Boléro, Michèle Lesbre, Sabine
Wespieser)
Le tourbillon de la vie
Il suffit parfois d'un petit déclic pour que le magma des
souvenirs remonte à la surface. Pour Emma, c'est une lettre,
une enveloppe même pas encore ouverte. Un cachet de la poste
faisant froid.
C'est le roman du souvenir du passage à l'âge adulte, et de
blessures non cicatrisées. A l'adolescence, Emma passe deux
étés chez Gisèle, dans la Loire. Gisèle, une amie de ses
parents, soixante ans à peine et "la fraîcheur d'une jeune
fille, une façon de bouger, d'être dans les nuages, de rire
pour un rien, de s'émerveiller." Tout le contraire des parents
d'Emma, un couple qui part doucement à la dérive : "Mon père,
depuis qu'il trompait ma mère comme je le sus beaucoup plus
tard, continuait de l'emmener au bout du monde, sans doute pour
se donner bonne conscience ou avec l'espoir qu'elle pût se
perdre en pays inconnu." En 1961, seule l'érection du mur de
Berlin, et les larmes de Gisèle, viennent jeter une ombre sur
le bonheur d'un premier été idyllique. Emma a treize ans et
passe ses soirées avec Gary Cooper et Gisèle au Trianon, le
cinéma du village. "C'était aussi le temps des confitures et
des petits matins humides, assises au bord de l'étang, nos
lignes posées sur des branches taillées et fichées en terre sur
lesquelles les libellules atterrissaient pour souffler un peu."
L'année scolaire suivante, Emma rencontre Fred et Paul au
lycée. La guerre tourne au cauchemar en Algérie et à Paris. A
l'âge où deux années d'écart entre des adolescents font un
monde de différence, la conscience d'Emma s'éveille à la
violence de celui qui l'entoure. "Les dîners familiaux se
transformaient en foire d'empoigne. Je me mêlais désormais
d'interrompre la revue de presse. Ma mère perdait pied. Elle
pleurait et insultait les dieux. J'atteignais rarement le
dessert, mon père m'expédiait dans ma chambre." Fred et Paul,
les grands frères initiateurs, les premiers amours aussi. L'été
suivant, Emma le passera avec eux chez Gisèle. Mais un drame
viendra briser la magie de ce trio à la Jules et Jim. Plus de
trente ans plus tard, tous ces souvenirs reviennent, en une
journée. Emma en eaux troubles, face à ses plaies, n'échappera
pas au retour à soi.
L'écriture de Michèle Lesbre, dont c'est ici le septième
roman, manque un peu d'ambition pour servir un thème aussi
riche, mais exigeant, que la résurgence de blessures
fondatrices. Qu'on en juge par la faiblesse de certaines
images : "le monde avait la tiédeur de son sein, et aussi sa
douceur", "la silhouette de Paul avait la fragilité des
bonheurs fugitifs", "un mur [de Berlin] imbécile qui découpait
la vie des gens comme un boucher tranche la viande". Comme
dirait l'écrivain flamand Hugo Claus, "quand on traite d'amour
et de mort, il faut des mots à la hauteur de cette intensité"
(Le Monde des Livres, 21/03/03). Le Boléro de Ravel, qui
donne son nom au roman, est la musique du second été dans la
Loire. Un leitmotiv un peu grossier, qui réapparaît sans cesse,
et dont le parallèle entre sa montée en puissance dramatique et
l'évolution de l'histoire n'est que trop souligné. Dès la page
55, l'auteur nous prévient : "[…] c'est ainsi que se termine le
Boléro de Ravel, on n'y peut rien. C'est une fin abrupte, sèche
comme un abandon." Ce court roman pose plus de questions qu'il
n'apporte d'éclairages sur ce qui fait le terreau d'un être, et
sur ce qui se joue à mesure que l'on s'éloigne d'un traumatisme
pas digéré. Dommage que sa délicatesse nuise à sa force. •
(Mort d'un silence, Clémence
Boulouque, Gallimard)
In memoriam
Clémence Boulouque a treize ans lorsque son père se tire
une balle dans la tête, un soir de décembre 1990. Un père pas
tout à fait comme les autres : c'était Gilles, c'était "le juge
Boulouque", en charge de l'enquête sur les attentats parisiens
de 1986. Victime de sa mission.
Impossible, à même pas dix ans, de comprendre le monde
adulte. Quand la petite Clémence apprend que son père va
prendre de nouvelles fonctions et intégrer la chambre
antiterroriste, elle est en vacances en Autriche avec ses
parents. A son retour, ses J'aime Lire de l'été l'attendent,
fidèles au poste. En septembre, des bombes éclatent dans Paris.
On confie le dossier à Gilles Boulouque. Fin septembre, la
petite famille repart en Autriche. "Les attentats m'effrayaient
finalement bien moins que le décollage de l'avion." C'est
quelques semaines après que, pour la petite fille, les choses
commencent à prendre un tour étrange : on lui explique que des
gardes du corps vont assurer la sécurité de son père. Par
précaution. A mesure que l'enquête avance, il devient de moins
en moins présent. En mars ont lieu les arrestations des membres
du réseau Fouad Ali Saleh et le juge commence à être médiatisé.
"Tout était déjà anormal ou allait le devenir à jamais,
pourtant flottait encore une sorte d'incrédulité." Puis vient
l'affaire Gordji. Employé de l'ambassade d'Iran en France,
Wahid Gordji refuse pendant plusieurs semaines de comparaître
devant le juge. La crise conduira à la rupture des relations
diplomatiques entre la France et l'Iran. Cet été-là, pour
Clémence, la crise politique est surtout synonyme d'un départ
en vacances sans cesse reporté… Gordji accepte finalement
d'être interrogé. Soupçonné d'être impliqué dans les attentats,
il ressortira pourtant libre du bureau du juge et sera expulsé
en Iran. La presse flaire une manœuvre politique visant à
négocier la libération des otages français prisonniers au
Liban. "Si Gordji était une monnaie d'échange, le juge devenait
un pantin. […] C'est peut-être ce dimanche soir que la douleur
a déferlé. Les jours ont défilé. Le visage de mon père avait ce
teint translucide de pâleur."
La douleur ne cessera jamais de s'amplifier dans les années qui
suivront. Ni la peur, ni les menaces, ni les gardes du corps.
Jusqu'à ce soir du 13 décembre 1990 où une autre douleur
prendra violemment la place de tout ce qui, pour la petite
fille, n'aurait pas dû exister. Et voilà l'absence. "Tout
tournait tellement, autour de moi. Tout, et surtout ce
sentiment tenace d'avoir supporté tant de peurs, tant de
contraintes, tant de petites égratignures et de frustrations
pour en arriver là, sans savoir pourquoi. Etre laissés seuls."
Le livre de Clémence Boulouque n'est ni une confession intime,
ni un portrait du père disparu, ni un brûlot contre ceux par
qui le malheur est arrivé. Onze ans après le drame, elle trouve
simplement les mots pour évoquer son histoire, l'histoire de la
fin des années 80, et renouer avec sa mémoire. La nôtre souvent
fait défaut. Si on se souvient de la vague des attentats
sanglants à Paris en 1986, on se rappelle plus rarement le nom
du juge saisi de l'affaire et sa fin tragique. "Mon père a eu
le destin de tous ceux qui font l'actualité mais ne marquent
pas l'histoire, une existence brève puis soufflée." Mort
d'un silence vaut aussi pour cela : nous donner
indirectement à réfléchir sur la valeur de l'information et sur
sa médiatisation, si dense au moment des faits, et qui a une
telle propension à l'évaporation… Mais là n'est pas d'abord le
propos de Clémence Boulouque : "Je ne parle que de cela. De mes
yeux d'enfant sur son regard perdu." Et puis de ce long et
improbable apprivoisement du manque. Ressentir, accepter
l'absence passe parfois par des constats cruellement simples :
"Bientôt, à vingt-six ans, onze mois et six jours, j'aurai
passé plus de la moitié de ma vie sans lui." A travers ce
récit, beau et touchant, une jeune femme dit qu'elle est
maintenant prête à avoir un jour vingt-six ans, onze mois et
sept jours.•
(La Tête en bas, Noëlle Châtelet,
Seuil-Points)
Paul, approximativement
Naître Denise et renaître Paul, quarante ans plus tard.
Quand la nature a refusé de décider pour vous, quand elle vous
a fait à la fois femme et homme, alors s'engage la plus
douloureuse des conquêtes de soi.
C'est le récit d'un combat pour la vie. Un combat d'un genre
particulier, et l'expression n'est pas choisie par hasard. Ce
"genre particulier" n'est ni féminin, ni masculin, il est les
deux à la fois, il n'est rien. Paul a mis quarante ans à
oublier le nom dont l'avaient baptisé ses parents : Denise.
Quarante années à se "cogner contre les barreaux du monstre en
cage". La petite Denise, déjà, avait les cuisses plus fermes
que les autres filles de son âge, et plus de goût pour grimper
aux arbres que pour bercer ses poupées. Quand les gens du
village se pâmaient devant la finesse du "beau petit garçon" en
pantalon de golf, Denise et sa mère pouffaient de rire,
complices et peut-être un peu faussement naïves aussi. Puis la
voix de Denise est devenue voilée, plus grave, puis un duvet a
assombri la ligne de sa lèvre supérieure. Et puis une nuit, un
"messager" est venu voir Denise : "Il m'a laissé en présent aux
portes de mon corps un peu de sa lance glorieuse". Aux portes
de son corps, là où d'autres lèvres très inférieures
s'acharnaient à ne revendiquer la féminité de Denise que dans
un balbutiement. Et dans l'impasse. Paul alors s'éveille et ne
cessera plus de vouloir naître au monde.
La lutte de cet être à la recherche de son identité sexuelle et
de son identité tout court, Noëlle Châtelet la traduit en mots
très justes et sensibles. Ce n'est sans doute pas par hasard si
elle a choisi le "je" pour mener ce récit né des confessions
d'un certain "Mr XY", hermaphrodite, que l'auteur a rencontré
pour les besoins d'une enquête qui a donné lieu, en 1998, à
Corps sur mesure (Le Seuil). Au-delà de l'histoire de
Paul, de sa souffrance et de la folie à laquelle il tente
d'échapper, La Tête en bas fait immanquablement écho en
chacun d'entre nous. Le personnage de Paul, d'ailleurs, dans sa
propre rédemption, n'est pas sans dimension christique : "Flore
avait donc raison. On vient vers la lumière qui entoure mes
paroles et mes gestes. On vient vers ma clarté. J'attire les
malheureux, les laissés-pour-compte, les paumés, les estropiés
de l'âme. Je les attire malgré moi, sans comprendre pourquoi,
comment, car le malheureux, le laissé-pour-compte, le paumé,
l'estropié de l'âme, n'est-ce pas moi d'abord, n'est-ce pas moi
surtout ?" La réponse est peut-être non. Paul souffre d'être un
"jeune homme approximatif" et comme la nature n'a pas tranché,
il finira par demander au sclapel de le faire, dans sa chair,
en débarrassant son torse d'une poitrine devenue insupportable
puisqu'il l'a décidé : c'est un homme. Mais de quelles
approximations ne souffrons-nous pas tous, peu ou prou ? Quelle
identité sommes-nous sûrs de pouvoir revendiquer ? Paul, lui,
bien sûr, n'a jamais eu l'occasion d'en être dupe. Cruelle
différence. •
(Paris l'instant, P. et M. Delerm, Fayard)
L'instant... tanné
Trente-quatre tableaux. Trente-quatre fenêtres à travers
lesquelles pointent deux paires d'yeux : ceux de Philippe
Delerm et de sa femme, Martine. Le premier a pris son stylo, la
seconde, son appareil photo, pour composer cette balade
parisienne on ne peut plus "delermienne".
"Les hommes auront Sodome, les femmes auront Gomorrhe",
disait la Bible. C'était il y a deux mille ans. Aujourd'hui,
l'Amérique a les Osbourne, la France a les Delerm. Voilà cinq
ans que Philippe prêche le bonheur des petits riens dont la
première gorgée de bière est devenue le symbole (c'est toute la
différence avec Ozzy Osbourne qui, lui, se demande encore si ce
n'est pas la deuxième, la troisième, ou peut-être bien la
quinzième gorgée qui est la meilleure). Martine Delerm, elle,
s'exprime à travers ses images. Parfois en duo avec Philippe,
avec des illustrations pour Fragiles (Le Seuil, 2001) ou
des photographies, pour leur dernier ouvrage paru en octobre
chez Fayard. Son grain à elle n'a pas grand-chose à voir avec
celui de Sharon, la femme d'Ozzy. Quant à Vincent, le fils
Delerm, son premier album est en passe de faire de lui le
héraut de la nouvelle génération de la chanson française. Que
fait Kelly (la fille) Osbourne ? Elle se contente de reprendre
à son compte un vieux tube de Madonna... Mais à quoi se
dopent-ils, ces trois-là, pour parvenir à faire passer comme
une lettre à la poste leur leitmotiv poétique ? Il paraît
pourtant que l'époque est aux piques. Davantage aux pertuisanes
qu'aux partisans de la douceur. Ils doivent bien avoir un
secret de famille. N'importe ; l'Amérique a les Osbourne, la
France a les Delerm et à tout prendre, on est sans doute mieux
de ce côté-ci de l'Atlantique.
Pourtant, Philippe et Martine, on voulait vous dire : on aurait
aimé passer avec vous à la vitesse supérieure. Paris l'instant
est un beau livre, on ne peut pas le nier. Le papier est épais,
la mise en page soignée, les photos bien imprimées. Tout
provincial reconnaîtra Paris vu
par-le-petit-bout-de-la-lorgnette. Tout Parisien aussi et il se
souviendra forcément, en feuilletant ce livre, de moments de
vie. Et en lisant ces textes : oui, c'est bien cela en effet,
ces instants typiquement parisiens, ces impressions quasi
photographiques qui s'offrent à chacun pour peu qu'il veuille
se donner la peine de regarder. Les divisions du Père-Lachaise,
les boutiques sous les arcades du Palais-Royal, le poste
d'observation privilégié que doivent constituer les chambres de
bonne, la fausse magie de Noël derrière les vitrines des grands
magasins... En ce sens, le dialogue texte et images fonctionne
bien. C'est même plus qu'un dialogue, c'est un pas double qui
se promène dans la ville ; un paso-doble. Mais peut-être,
Philippe et Martine, auriez-vous pu vous lancer un défi ?
Mettre à l'épreuve d'autres tableaux ce regard un peu toujours
le même ? Titiller cette théorie du bonheur tapi dans les
petites choses ? Peut-être auriez-vous pu essayer, par exemple,
de saisir l'instant d'après ?
Parce qu'au bout d'un moment, à force de cultiver les images
faciles et la banalité des situations, nous, on a presque envie
de faire comme Dalida quand elle chantait son petit bonheur :
la prochaine fois qu'on en croise un, faire un grand détour ou
bien se fermer les yeux. Rechercher un bonheur plus exigeant.
Bien sûr, il faut reconnaître qu'il y a un rythme, une musique
dans tout ça : "Paris de l'eau qui sourd, souvent solennelle et
brutale dans son jaillissement, mais qui bientôt retombe et
s'adoucit pour calmer, protéger. Tant de poussière blanche vole
aux chaleurs étonnées. La ville a ses déserts pour inventer ses
oasis, statues cracheuses impérieuses ou petits édicules
biscornus, cariatides potelées, bassins flâneurs où tanguent
des voiliers." Mais tout de même ! "Un jour vous aurez envie
d'une vraie soupe à l'oignon. Très tard, sans doute, après une
longue soirée d'errance, une histoire d'amour qui se prend un
coup de blues avec la fatigue, un frisson le long du dos, ce
n'est rien, juste un peu froid." La lecture de Paris l'instant
laisse sur sa faim de sensations. L'œil de Delerm semble se
repaître de perspectives déjà tracées, sa plume, de sillons
déjà creusés. Tout cela est un peu convenu. Dommage.•
(Le Triangle Secret, Convard et
al., Glénat)
Le Christ n'est pas sorti de son tombeau
A en croire le dossier du Figaro littéraire (14/11/2002) -
et d'autres sources, du reste - le renouvellement du
christianisme est à l'œuvre, en littérature comme ailleurs. La
BD n'échappe pas à la règle : ces deux dernières années, Le
Décalogue, Le Troisième Testament et Le Triangle secret sont
sans doute les séries les plus inspirées par la question, dans
tous les sens du terme. Et pour renouveler le christianisme,
quelle meilleure idée que de douter de l'authenticité des
textes fondateurs ? " On nous ment, on nous spolie ", comme
diraient certains.
Le fantasme du grand mensonge est savamment exploité dans Le
Triangle secret. Le Christ ne serait pas celui qu'on croit, il
aurait eu un frère jumeau, Thomas, qui le jalousait et qui,
pris à son propre piège, serait mort crucifié à sa place.
Jésus, accompagné de ses disciples, aurait poursuivi sa mission
dans l'ombre. Le message de l'église ne serait donc qu'une
vaste imposture et le vrai Christ serait mort entouré de ses
frères. Jésus aurait en fait fondé la franc-maçonnerie. C'est
en déchiffrant un manuscrit de la mer Morte que le professeur
Francis Marlane a découvert ce terrible secret. Mieux, il a
réussi à localiser le tombeau de Jésus.
Voilà le point de départ de cette saga qui met aux prises d'un
côté la Loge première, c'est-à-dire les francs-maçons héritiers
de Jésus, et de l'autre les Gardiens du sang, chargés au
Vatican d'empêcher à tout prix que la Vérité éclate au grand
jour. Depuis la disparition et l'assassinat de Francis Marlane,
c'est Didier Mosèle, son collègue, qui reprend l'enquête,
largement aidé pour ce faire par Martin Hertz, dont on a
découvert dans les tomes précédents qu'il était lui-même frère
de la Loge première et dépositaire de l'anneau permettant
d'ouvrir le tombeau du Christ.
Dans ce sixième et avant-dernier tome, Didier Mosèle parvient à
son tour à retrouver l'emplacement du tombeau. On en apprend
également un peu plus sur le véritable rôle de Hertz dans cette
affaire, et sur quelques autres mystères distillés depuis le
premier volet du Triangle secret. Mais il reste encore à lever
le voile sur certaines énigmes : qui est ce mystérieux
personnage qui remet à Mosèle des lettres de mise en garde
posthumes signées Francis Marlane ? Et que contient ce fameux
tombeau ? Car dieu que tout cela est compliqué ! Impossible de
débuter la lecture d'un tome sans reprendre tous les
précédents… D'autant plus que l'intrigue progresse à mesure que
Martin Hertz révèle des pages secrètes de l'histoire de sa loge
et que les références et les personnages historiques se
multiplient !
Mais le jeu en vaut la chandelle. Le scénario et le graphisme
sont soignés. Plusieurs dessinateurs interviennent en fonction
des époques de narration (intrigue principale, récits
historiques relatés par Hertz, incrustations de la vie occulte
de Jésus). Le dénouement du Triangle secret nous sera
livré en avril 2003. On n'aura plus qu'à relire toute la série
!•
(Tomes 7 & 8 du Décalogue,
Giroud et al., Glénat)
Aux origines de Nahik
" Tu ne tromperas pas ceux qui t'aiment ". " Tu te montreras
charitable envers les faibles, les démunis et les pauvres
d'esprit ". Les septième et huitième commandements du
décalogue, pas celui de la Bible mais un second qui ne serait
autre que la dernière sourate coranique, nous font remonter aux
origines de Nahik.
Pour ceux qui prendraient la série en cours, chaque album du
Décalogue illustre l'un des dix commandements énoncés dans
Nahik, un mystérieux livre qui bouleverse le destin de tous
ceux entre les mains desquels il tombe… Le diable lui-même
semble s'acharner à soigner sa réputation de livre maudit, où
l'auteur révèle comment un officier de Bonaparte découvrit le
fameux décalogue pendant la campagne d'Egypte.
Depuis la première livraison de cette série, le lecteur remonte
peu à peu la piste de Nahik, depuis Glasgow à notre époque
(tome 1, Le Manuscrit) jusqu'à New York au tournant du XXème
siècle (tome 6, L'Echange). On suit ainsi le chemin parcouru
par le livre au fil du temps. Les Conjurés et Nahik lèvent
cette fois le voile sur la genèse du livre et l'identité de son
auteur, un certain Alan D. Voilà une excellente chose qui
redonne du souffle à une série dont les précédents épisodes
avaient un peu laissé s'endormir la flamme.
Ce sont les fidèles qui apprécieront le plus ces deux derniers
tomes, au regard de la progression globale de l'intrigue. Car
considérés séparément, les scénarios des Conjurés et de Nahik
ne sont pas très originaux. Les Conjurés explore très
classiquement les affres de la jalousie, de la passion et de la
trahison. Et à la lecture de Nahik, on repense inévitablement
au premier tome : une histoire d'usurpateur littéraire, de
plumitif opportuniste qui tombe sur une aubaine et ne peut pas
y résister. " Malheureusement " le scénario du Manuscrit était
plus riche. Reste qu'une fois ces livres refermés, on ne peut
que constater, l'air songeur, la puissance ensorceleuse de
l'idée de destin, qui mène toute cette série.•
(Galerie d'art à Kékéland,
Brigitte Fontaine, Flammarion)
Galerie dare-dare à Kékéland
Fontaine, on ne boira pas de ton nô. Pas de drame dans le
théâtre de Kékéland : Brigitte égrène comme un chapelet les
personnages qui peuplent son royaume. Une cinquantaine de
portraits, instantanés (une page à peine) mais pas
décaféinés.
A tout seigneur, tout honneur : c'est un autoportrait qui
inaugure la "galerie d'art" que publie ce mois-ci Brigitte
Fontaine chez Flammarion. On nous la promet hilarante, cette
galerie ("on", c'est l'éditeur et le site officiel de la Reine
des Kékés), mais faudrait voir à pas exagérer. Non, elle est
plutôt charmante, et il est vrai que l'on s'y balade
agréablement. C'est un peu comme si l'on feuilletait l'album de
photos des amis de Brigitte Fontaine, ou peut-être des sujets
de Kékéland, en compagnie de l'intéressée. Une espèce
d'ambiance à la Pascale Clark dans
"En aparté" sur Canal + : les diapos défilent, l'invité
commente et l'on a tout à coup l'impression de découvrir un peu
son univers. Et c'est ainsi qu'au fil des pages on lève le
voile sur quelques obsessions : les fringues, les genoux, les
mains, le parfum des joues et la façon de rire. Un prisme à
cinq facettes à travers lequel Brigitte Fontaine croque de
préférence ses Kékés préférés.
Hommages légers
Qui sont-ils, ces élus de Kékéland ? Jacques Higelin, Françoise
Hardy, Serge Gainsbourg, Jeanne Moreau ou Georges Moustaki
parmi les plus connus. Jurgen Kuhm, Leïla Derradji, Sylvie
Bienjonetti, Jim O'Rourke ou Areski Belkacem parmi les plus
intimes, auxquels le livre laisse la plus large place. Les fans
y trouveront leur compte. Les autres se laisseront simplement
bercer ou bousculer par l'écriture de Brigitte Fontaine - la
lire c'est l'entendre - et ne bouderont pas leur plaisir devant
les bravoures poétiques de la dame : "c'est à se mettre le
doigt dans le cul d'admiration", "il a quand même un grand
cœur, de beurre, qui ne fond pas à la chaleur" ou encore "une
brute épaisse comme un casse-dalle SNCF". La Reine des Kékés
rend à ceux qu'elle aime, à travers ce petit opus, un hommage
sincère et léger. Le plus beau, le plus long aussi, étant sans
doute le dernier de la galerie : "Son beau regard lourd et
léger vous attrape tellement qu'on ne peut guère manger en sa
présence. Lorsqu'on a échappé au charme, on se jette sur de
gros sandwiches en pleurant." C'est Jeanne (Moreau) qui met
Brigitte dans cet état. Il y a d'autres Kékés qu'on aurait aimé
connaître pour mieux apprécier le regard de leur portraitiste.
Mais tant pis. Si Brigitte Fontaine a préféré nous parler de
son petit monde à elle, c'est sans doute que "Toutes ces
personnes font presque oublier qu'il existe en masse des
brutes, des beaufs, des néonazis et des imbéciles. A Kékéland,
tout le monde est un amour." Et c'est sans doute pas du
pipeau.•
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